Des Haïtiens expulsés des États-Unis et confrontés à une crise impensable en pleine pandémie
« À la lumière de l’attaque venant de l’Ennemi invisible, ainsi que de la nécessité de protéger les emplois de nos GRANDS citoyens américains, je vais signer un décret exécutif pour suspendre temporairement l’immigration aux États-Unis », a twitté le président Donald Trump le 20 avril.
L’administration Trump a depuis poursuivi pris des mesures visant à interdire quasi-intégralement l’immigration : délivrance de « Green Card » suspendue, niveau de preuves exigé aux demandeurs d’asile réhaussé et interdiction pour les migrants de témoigner devant un tribunal, entre autres restrictions. Sous le couvert de la pandémie de COVID-19, les restrictions semblent mettre en application les recommandations d’innombrables médecins et experts en santé publique : pour aplatir la courbe, les populations du monde entier doivent se confiner.
Cependant, l’interprétation personnelle de Donald Trump de ces recommandations révèle une ambition contradictoire. Il ne s’agit ni d’arrêter tous les voyages ni de protéger toutes les vies. Du « confinement », on est passé à la nécessité de « protéger les Américains aux dépens des autres ». En réalité, les États-Unis ont continué d’expulser des milliers de migrants, dont certains étaient exposés au virus dans les centres de rétention, vers des pays pauvres dotés de systèmes de santé extrêmement fragiles.
Donald Trump a publié son tweet le jour où les États-Unis ont affrété un vol pour reconduire plus de 124 personnes en Haïti, pays considéré par les Nations Unies comme l’un des moins préparés à la pandémie. Selon l’Office national de la migration d’Haïti, qui supervise les expulsions, 247 ressortissants haïtiens – 64 personnes le 7 avril, 124 le 20 avril, 35 le 9 juin et 24 le 23 juin – ont été expulsés pendant la pandémie. Au moins trois ont été testés positifs au virus à leur arrivée en Haïti, comme l’a rapporté son Premier ministre, Joseph Jouthe.
Dirigeant une étude anthropologique collective portant sur les expériences de réinstallation en Haïti, j’ai pu réunir quelques témoignages. Au cours des sept derniers mois, mes trois collaborateurs et moi avons rencontré des personnes expulsées, des élus, des fonctionnaires et des travailleurs d’ONG pour en savoir plus sur les défis et les opportunités auxquels sont confrontées les personnes qui retournent en Haïti après une expulsion. Au cours de nos entretiens, nous avons entendu à plusieurs reprises les craintes et les frustrations des personnes confrontées à une pandémie mortelle ne bénéficiant d’aucune des protections considérées comme acquises dans les pays riches.
« La vie d’une personne expulsée ne vaut rien. Si j’attrape le corona, je meurs. C’est tout. J’entends Black Lives Matter… mais ils ne parlent pas des Noirs expulsés. Nous sommes les oubliés », déplore Juliette (un pseudonyme), 54 ans, mère de quatre enfants, renvoyée en Haïti en juillet 2019.
Depuis fin mai, les manifestants proclamant « Black Lives Matter » se sont réunis à travers le pays à la suite des meurtres perpétrés par la police à l’encontre de George Floyd, Breonna Taylor, Ahmaud Arbery, et bien d’autres. Le commentaire de Juliette nous rappelle que les expulsions – qui concernent de manière disproportionnée les personnes de couleur et pauvres – illustrent à quel point la vie des personnes noires est dévalorisée. Elle nous demande de réfléchir sérieusement à toutes ces personnes noires concernées vivant dans la sphère d’influence américaine.
L’établissement d‘un réseau mondial a été un principe fondateur du mouvement Black Lives Matter. Depuis sa création en 2013, les fondateurs ont souligné que l’anti-Blackness est un phénomène qui dépasse les frontières, et que pour le surmonter, il faut comprendre les liens qui existent entre le racisme aux États-Unis et à l’étranger. Comme le décrit le site Internet du mouvement, « Black Lives Matter est une intervention idéologique et politique dans un monde où la vie des personnes noires est systématiquement et intentionnellement vouée à disparaître. » Il ne s’agit pas simplement de dire que le racisme existe ailleurs, mais que le racisme tel qu’il existe aux États-Unis a été renforcé dans les pays sous influence américaine, et que ce racisme créé une « vulnérabilité spécifique » qui fragilise la vie des Noirs, comme l’a décrit l’ancien président américain Barack Obama.
Aux États-Unis, la vulnérabilité des migrants noirs n’est pas la même que celle des citoyens américains noirs. Leur vie est dévalorisée non seulement parce que ces personnes sont racisées mais aussi parce qu’elles sont immigrées. Les Haïtiens expulsés, en particulier ceux coupables d’infractions pénales, sont également confrontés à une double discrimination. Étant donné que beaucoup d’entre eux vivaient aux États-Unis depuis leur enfance, ils ne sont pas considérés comme des citoyens qui rentrent au pays mais comme des étrangers indésirables – un statut racialement codé. Leur dialecte, leur mode, leur démarche, leurs tatouages et leurs dreadlocks, par exemple, les identifient comme des « Noirs » à la manière américaine, et beaucoup en Haïti considèrent la Blackness américaine non seulement différente mais aussi comme peu recommandable. « Ils apportent la criminalité et les mauvaises manières (movez imè) au pays », m’a dit un agent de l’immigration en Haïti lors d’un entretien. « Regardez comment les jeunes portent désormais leur pantalon sous les fesses. Ce sont les Haïtiens expulsés qui ont introduit ça ».
Étant donné que beaucoup d’entre eux vivaient aux États-Unis depuis leur enfance, ils ne sont pas considérés comme des citoyens qui rentrent au pays mais comme des étrangers indésirables.
Beaucoup de personnes expulsées qui vivent depuis des années aux États-Unis n’ont plus de famille proche ou d’amis en Haïti, et leur statut d’étranger peut les empêcher de former un nouveau cercle social. Perçus comme immoraux ou même dangereux, il peut être difficile pour eux de tisser les liens sociaux nécessaires pour trouver du travail, un logement ou les services nécessaires, tels que les soins de santé.
« Les mêmes questions me traversent la tête toute la journée », a déclaré Thomas, un Haïtien de 60 ans expulsé en novembre après cinq décennies aux États-Unis. « Qui prendra soin de moi si je tombe malade ? Je n’ai pas de famille ici. Où je vais aller ? Je n’ai pas de médecin ici et il n’y a pas d’hôpital où aller sans argent. Et je n’ai pas de repères ici. Je dois payer un auxiliaire et je n’ai rien. Comment puis-je vivre ? Ne tombe pas malade, voilà ce que je me répète. Je prie pour ça. »
La perspective de tomber malade et de mourir du coronavirus en Haïti est une réalité pour ces personnes. Au cours des premiers mois de la pandémie, Haïti avait enregistré moins d’infections à la COVID-19 et de décès que les autres pays des Caraïbes, mais cela a commencé à changer à mesure que de plus en plus de personnes, notamment celles qui ont été expulsées, retournent en Haïti.
Le virus est un ennemi pernicieux, qui affecte manifestement de façon plus agressive les Noirs, les Hispaniques, les Latinos, et les Amérindiens. Outre les zones urbaines denses et des communautés amérindiennes, il a infiltré les prisons et les centres de rétention pour migrants où il peut se propager rapidement parmi des populations en grande partie non blanches qui vivent dans des espaces exigus sans accès adéquat aux soins de santé. Les trois individus qui ont été testés positifs à leur arrivée en Haïti auraient été exposés au virus alors qu’ils étaient en centre de rétention.
Les militants identifient à juste titre les inégalités en matière de santé, liées à la pandémie de COVID-19 mais aussi plus généralement, comme l’un des problèmes que Black Lives Matter doit résoudre en urgence. Même si les frontières physiques restent résolument fermées, les multiples défis croisés auxquels les personnes expulsées sont confrontées devraient obliger la société américaine à ouvrir les frontières de son imagination et de sa compassion.
Dans une lettre adressée au Département de la sécurité intérieure, soutenue par des experts en santé publique, des élus et des citoyens et migrants concernés, la députée de Floride Frederica Wilson a appelé à un moratoire sur les expulsions vers Haïti. Le pays, écrit-elle, « ne dispose pas de l’infrastructure de santé publique nécessaire pour empêcher la propagation du virus ou traiter un grand nombre de personnes infectées. […] Il est impensable de rapatrier des migrants qui pourraient être porteurs sains dans un tel environnement. »
Je me souviens des paroles d’un jeune homme expulsé vers Haïti avec qui je me suis liée d’amitié en tant que compatriote américaine alors qu’il vivait aux États-Unis en 2013. Il était venu me rendre visite peu de temps après la fondation de Black Lives Matter à la suite de l’acquittement du policier qui avait abattu Trayvon Martin. Selon lui, les déportés comprenaient mieux que quiconque ce que Black Lives Matter signifie. « Une personne expulsée, c’est un détritus ; usée, finie, jetée. San valè yo jete l. », protestait-il dans un mélange d’anglais et de créole. En créole, ça signifie : « Comme il n’a pas de valeur, ils s’en débarrassent. »
Aucun individu, citoyen ou non, ne mérite un tel traitement.