Fouiller le passé culinaire —à l’aide de caca de lama
UNE JOURNÉE DANS LA VIE D’UNE ARCHÉOLOGUE DE L’ALIMENTATION
Par une journée étouffante dans le désert péruvien, mes assistants de terrain et moi-même luttions contre des hallucinations dues à la chaleur pendant notre fouille des vestiges d’une maison datant de 1 500 ans. Le soleil éblouissant donnait à tous les objets des teintes brunes les rendant difficiles à distinguer. Alors que nous fouillions le coin d’une petite pièce carrée, quelque chose a attiré mon attention.
« Caca de lama ! », me suis-je exclamée.
Au début, seules quelques boulettes rondes ont émergé. Mais en creusant plus profondément, nous avons découvert des centaines, puis des milliers de «fèves», comme on les appelle communément. Nous avons également trouvé des graines, des tubercules et des os d’animaux.
Il s’agissait là d’un trésor en termes d’informations concernant les repas anciens —de quoi faire rêver les archéologues. J’ai failli pleurer.
En tant qu’archéologue de l’alimentation dont le travail porte sur la région andine de l’Amérique du Sud, je suis fascinée par la banalité des habitudes du quotidien, tels que manger. Si on les compare à la construction des grands temples ou aux pratiques de sacrifice rituel, il est probable que les pratiques anciennes liées à l’alimentation ne captivent pas autant l’imagination des gens. Mais les vestiges issus des pratiques humaines les plus banales peuvent en dire long aux chercheurs et chercheuses sur les vies du passé.
Écoutez ici pour en apprendre davantage sur la recherche de Chiou sur l’alimentation : “Le Peuple des Piments.”
Le caca de lama, en l’occurrence, est associé au peuple Moche, un groupe de gens ayant vécu au Pérou actuel environ entre 100 et 850 de l’Ère Commune. Grâce à cette découverte remarquable (à mon humble avis), nous savons désormais que les Moche faisaient la collecte des excréments de leurs lamas et alpagas domestiqués. Ils les mélangeaient à de l’eau et à des restes d’aliments pour créer un engrais riche en nitrogène, en potassium, et en phosphore.
Pourquoi la découverte d’un simple bac de compostage a-t-elle de l’importance pour les archéologues ? Ces fèves de lama, apparemment insignifiantes, fournissent des indices sur la manière dont les Moche ont survécu pendant les périodes de sécheresse, de conflit, et d’effondrement politique.
De nombreuses sociétés au cours du temps, y compris la nôtre, ont fait face ou font face à des tensions et des catastrophes similaires. La compréhension de la manière dont les sociétés du passé, comme les Moche, ont traversé de tels bouleversements sociaux, avec ou sans succès, peut être une source d’enseignements de grande valeur pour aujourd’hui.
À LA VEILLE DE LA FIN DES TEMPS : CONFLITS ET DÉSASTRES
Les Moche de l’ancien Pérou sont considérés comme une « société complexe » qui a précédé d’environ un millier d’années la célèbre civilisation inca. Les peuples Moche ont créé des œuvres d’art impressionnantes et une architecture monumentale, y compris un vaste réseau de canaux d’irrigation capable de transformer des étendues désertiques en terres agricoles fertiles.
Cependant, les preuves archéologiques suggèrent qu’au cours de leurs années de déclin, aux VIIème et VIIIème siècles, les communautés Moche ont été confrontées à des troubles politiques et sociaux internes.
Les données que j’ai obtenues sur les repas consommés par les élites de la société Moche suggèrent que les personnes riches « sont devenues plus riches » alors que les autres vivaient dans l’insécurité alimentaire. Les manifestations publiques de richesse ostentatoire, telles que les enterrements élaborés et les festins rituels organisés par la classe supérieure, mettaient probablement en lumière le fossé entre les personnes nanties et les démunies.
Pour aggraver les choses, les gens devaient également faire face à d’autres facteurs de stress social, notamment de possibles invasions étrangères en provenance des hauts plateaux andins et/ou d’autres groupes locaux. Bien que les archéologues n’aient pas trouvé de preuves concrètes d’une guerre ouverte durant cette période, la prolifération des installations comportant des structures de défense suggère que les Moche étaient préoccupés par leur sécurité. Leur inquiétude a pu porter sur de possibles razzias dans leurs communautés en vue d’obtenir des ravitaillements, des captifs et captives, ou de conquérir leurs terres.
Au-delà des tensions entre les classes et de la menace potentielle de violence, les Moche ont dû faire face à une série de périodes de sécheresse et d’inondations graves au cours des VIème et VIIème siècles. Ces désastres environnementaux auraient probablement menacé leur survie dans le désert – une région du monde où l’eau est déjà rare. Les conflits relatifs à l’accès et l’approvisionnement limités en eau ont probablement exacerbé la compétition et causé une détérioration des relations entre les communautés.
Tous ces facteurs cumulés ont fini par créer des failles dans le tissu social qui ont conduit à la fin des Moche en tant qu’entité politique dominante.
LA FOUILLE DE CERRO CHEPÉN
Dans la vallée de Jequetepeque où j’ai effectué mes recherches, les signes de l’effondrement de la mainmise des Moche sur le pouvoir et le contrôle centralisés sont inscrits dans le paysage. Vers la fin de leur règne politique, les Moche ont commencé à construire des villes fortifiées dans l’arrière-pays, sur des collines proches de terres productives ayant accès à l’eau. L’une de ces communautés, où mon équipe a découvert les fèves de lamas, est le site de Cerro Chepén.
Comme d’autres implantations établies à cette époque, Cerro Chepén a été construite à la hâte et occupée pendant une courte période afin de sécuriser stratégiquement une partie de la vallée. Au sein de l’espace dénommé par les archéologues comme la Communauté du Sommet de la Colline, l’élite vivait dans de grands bâtiments protégés par un mur défensif imposant dont les points d’entrée étaient limités, à l’instar des résidences fermées d’aujourd’hui. Leur régime alimentaire comprenait probablement du maïs, divers fruits et une grande variété de protéines animales, en particulier des aliments d’origine marine.
Pendant ce temps, dans ce que nous appelons la Communauté du Flanc de la Colline, les personnes de la classe populaire habitaient des maisons construites sur des terrasses et des plates-formes. Celles qui occupaient les échelons sociaux inférieurs étaient beaucoup plus exposées aux menaces et plus proches de l’eau et des terres agricoles. Leur régime alimentaire était plus limité que celui des personnes habitant le Sommet de la Colline.
Comme tous les gens traversant des périodes d’incertitude, les habitants et habitantes de la maison du Flanc de la Colline fouillée par mon équipe avaient adopté des stratégies pour faire face à l’instabilité de l’approvisionnement en nourriture. Par exemple, il semble qu’ils et elles restaient plus proche de leur maison qu’au cours des générations précédentes. Les archéologues qui étudient les périodes antérieures ont constaté que les personnes de la classe populaire Moche avaient tendance à réaliser leurs cueillettes loin dans les zones écologiquement diverses des Andes. Comparativement, le régime des personnes habitant le Flanc de la Colline de Cerro Chepén montre leur plus grande réticence aux risques que par le passé, préférant plutôt des sources de nourritures plus localisées et fiables.
Mon analyse du bac de compostage indique que les personnes de la classe populaire du Flanc de la Colline dépendaient d’un groupe principal d’aliments de base cultivés à proximité, tels que le maïs, l’algarrobo, le manioc et la courge. Elles élevaient des cochons d’Inde dans leurs maisons et s’occupaient de lamas à l’extérieur, lesquels constituaient leur principale source de protéine animale. Elles se nourrissaient d’escargots de terre trouvés sur les cactus poussant sur la colline et faisaient la cueillette de plantes sauvages, comme l’amarante, dans les zones agricoles avoisinantes.
En plus de se limiter à des ingrédients simples et plus faciles d’accès, les habitants gardaient également les restes de leurs repas et les mélangeaient aux fèves de lamas provenant des enclos voisins pour créer leur tas de compost. Pour faciliter le processus de décomposition, ils ajoutaient de l’eau et retournaient régulièrement le mélange pour garantir une bonne aération. Ils obtenaient ainsi un engrais riche qui pouvait être utilisé dans leurs jardins et leurs champs pour augmenter les rendements agricoles.
À un moment donné, la communauté entière de Cerro Chepén a quitté les lieux, mais on ne sait pas exactement pourquoi. Il est possible que la région ait été attaquée, mais il se peut aussi que les gens aient simplement déménagé. Il est également possible que la population ait été chassée ou contrainte de s’installer à des altitudes plus élevées en raison de la sécheresse.
Ce que l’on sait, c’est que lors de l’abandon de la maison Moche du Flanc de la Colline, un chargement de compost était en train de se décomposer. Faute d’attention, le processus de décomposition et de recyclage a été mis en pause, permettant ainsi de préserver son contenu.
Plus de mille ans plus tard, les archéologues comme moi ne peuvent que s’émerveiller de l’ingéniosité et de la capacité d’adaptation des personnes qui nous ont précédé.
POURQUOI L’ARCHÉOLOGIE DE L’ALIMENTATION EST-ELLE IMPORTANTE
Quel est donc l’enseignement le plus important à tirer de cette étude ?
Il est important de comprendre les disparités dans l’accès à la nourriture chez les Moche, notamment parce qu’elles montrent comment les inégalités de classe ont pu contribuer à la chute politique de la société.
En même temps, l’étude des habitudes alimentaires nous aide à comprendre comment les gens ont survécu et résisté malgré de tels défis. Mes recherches suggèrent que les aliments de base composés de plantes et de viande ont pu être un symbole d’identité partagée pour les classes inférieures du peuple Moche. En période de difficultés, ces aliments familiers ont pu rassembler les gens et les aider à persévérer.
Partout dans le monde, les gens continuent d’adopter des aliments simples et nostalgiques – parfois appelés « repas de lutte »—pour entretenir un sentiment d’appartenance à une communauté. Il suffit de penser aux plats bien-aimés préparés à partir de restes de viande et d’abats moins désirables, comme le scrapple, le salami, et les queues de boeuf braisées, ou aux soupes et ragoûts qui font durer les ingrédients, comme le menudo, le cassoulet, et l’ acquacotta. Les plats de féculents d’origine modeste, préparés à partir de denrées de base, apportent également du réconfort à de nombreux mangeurs : pensez au colcannon, à la polenta, au congee, ou encore aux haricots rouges et au riz.
En observant les sociétés du passé, comme celle des Moche, nous pouvons mieux comprendre comment les êtres humains se tournent vers la nourriture pour faire face aux facteurs de stress tels que l’inégalité et les changements environnementaux. Aujourd’hui, en dégustant certains de nos plats préférés les plus modestes, l’on devrait tenir compte des histoires qu’ils racontent sur la résilience des générations du passé.
En d’autres mots, ne négligez ni les cachettes de vieux caca de lama ni les poubelles ! Nous pouvons en apprendre énormément.