La numérisation des pierres tombales peut-elle sauver l’histoire ?
NUMÉRISER LES PIERRES TOMBALES
Un jour de l’automne dernier, alors que Kerri Klein photographiait des pierres tombales au Cimetière de Burial Hill, à Plymouth, dans l’état de Massachussetts, une mère aveugle et son enfant l’ont approchée. Ils ont demandé à Klein si elle accepterait de leur montrer le monument dédié au naufrage du General Arnold , dont la majorité des membres de l’équipage (plus de cent personnes) a péri au cours d’une tempête en 1778.
En les conduisant vers le mémorial, Klein s’est rendu compte de l’étroitesse des chemins pour une personne marchant avec une canne. Arrivés à l’obélisque, l’enfant a lu l’épitaphe à voix haute pendant que sa mère tâtait la pierre en suivant les mots avec ses doigts.
À ce moment-là, Klein a réalisé que la technologie pourrait être utile dans un tel cas. « Si l’on pouvait imprimer en 3D des modèles de ces pierres tombales pour les utiliser dans le cadre des activités de sensibilisation du public, l’expérience tactile faciliterait véritablement l’apprentissage par le toucher », m’a-t-elle dit. Il ne s’agit là que d’une des idées de Klein pour rendre l’archéologie des cimetières plus accessible à tous et à toutes. Après tout, souligne-t-elle, « pourquoi faire ce que nous faisons si les autres personnes n’y ont pas accès ? »
Klein, une étudiante de doctorat en anthropologie appliquée à l’Université du Sud de la Floride, est la fondatrice du Projet de Numérisation 3D Burial Hill. Sa mission consiste à photographier chacune des plus de 2,300 pierres tombales de Burial Hill, un site répertorié dans le Registre National des Lieux Historiques. Elle compte ensuite assembler les photographies en 2D pour créer des modèles numériques extrêmement détaillés et des impressions en 3D —un processus que l’on appelle la photogrammétrie. Au cœur de son projet se trouve la volonté de partager le travail archéologique autant avec les experts qu’avec le grand public, de même que la protection du patrimoine culturel unique du cimetière.
Je suis une doctorante en anthropologie qui travaille à Burial Hill dans le cadre de l’Étude Archéologique de la Colonie Plymouth, et je connais Klein depuis 2015. Depuis que j’ai entendu parler du projet de Klein l’année dernière, je me suis sentie très investie et fascinée par son travail. J’ai discuté avec elle de l’importance de la numérisation des pierres tombales, de la popularité en hausse de la photogrammétrie au temps du COVID-19, et des dilemmes éthiques liés à la documentation d’un endroit si directement associé au colonialisme.
L’HISTOIRE PROBLÉMATIQUE DE BURIAL HILL
Pendant environ 12 000 ans, l’endroit actuellement connu comme Burial Hill était le lieu de vie du peuple Wampanoag et de leurs ancêtres. Les Wampanoag ont construit le village de Patuxet, avec ses maisons aux toits de dômes (« wetu »), ses champs de maïs, et ses ateliers de fabrication d’outils de pierre. Entre 1616 et 1619, une épidémie amenée par les Européens a décimé les communautés Wampanoag de la région.
En 1620, les passagers du Mayflower, un navire qui avait quitté l’Angleterre pour se rendre dans l’actuel Massachusetts, ont établi la Colonie de Plymouth à Patuxet. Ils ont construit des maisons, un fort et une palissade.
La colline de Burial Hill (à l’origine « Old Fort Hill » [la colline du vieux fort]) a été transformée en cimetière au cours des dernières décennies du XVIIe siècle, après que les colons eurent abandonné le village d’origine et soient partis vers d’autres colonies nouvellement établies. De nombreuses personnalités historiques ont été enterrées dans ce cimetière. Parmi eux, le gouverneur de la colonie de Plymouth, William Bradford, la poétesse activiste Mercy Otis Warren et peut-être Tisquantum, le dernier Wampanoag vivant de Patuxet et celui qui a appris aux passagers du Mayflower à cultiver la terre.
Cette longue et complexe histoire inspire autant qu’elle trouble Klein. Même si elle admet aimer tous les cimetières historiques, elle a un faible particulier pour celui-ci car elle a grandi à Plymouth et se souvient d’avoir visité Burial Hill dans son enfance. Dans le cadre de son programme de doctorat, Klein a travaillé avec Antoinette Jackson, une anthropologue de l’Université du Sud de la Floride et la fondatrice du Réseau des Cimetières Noirs, lequel protège les cimetières historiques Noirs par la recherche et la défense de leurs intérêts. Le travail de Jackson a inspiré Klein à préserver le cimetière qu’elle affectionnait dans sa jeunesse en numérisant ses pierres tombales.
« La vue depuis le sommet de Burial Hill est magnifique, et je n’arrive pas à me représenter ce à quoi elle aurait pu ressembler il y a 300, 3000 ans », dit Klein. « J’essaie donc de capturer une partie de cette vue et de la partager avec d’autres personnes ».
AVOIR ACCÈS À L’HISTOIRE GRÂCE À L’ARCHÉOLOGIE DIGITALE
Depuis le lancement du Projet de Numérisation 3D Burial Hill en 2021, Klein a documenté plus de 75 pierres tombales avec l’aide de bénévoles appartenant à l’organisation les Amis de Burial Hill et de sa sœur, Menden. Elle a également organisé et réalisé des ateliers pour enseigner la photogrammétrie aux bénévoles.
« Cela fait partie de l’accessibilité », explique Klein. « Un plus grand nombre de gens peuvent y contribuer. Vous n’avez pas besoin d’un appareil photo coûtant 2000 dollars. Vous pouvez simplement utiliser le téléphone que vous avez sur vous ».
Klein considère l’archéologie digitale comme un outil crucial pour le présent et l’avenir de l’archéologie publique. La mise en ligne de sites et de patrimoine importants, comme dans le cas de son travail de numérisation des pierres tombales, les rend accessibles à quiconque disposant d’un accès à l’internet, que cette personne soit à proximité de Burial Hill ou à l’autre bout du monde.
« En particulier [depuis] le COVID, tout le monde dépend vraiment des outils numériques pour rendre leurs collections accessibles », dit-elle. « C’est l’avenir de l’archéologie. Tout le monde va savoir comment faire de la photogrammétrie ».
Klein espère également que son projet puisse contribuer à la préservation et à la conservation. Quand les pierres tombales sont endommagées ou usées par le temps, il est impossible de les réparer ou de les remplacer sans un registre détaillé. Grâce aux photographies numérisées en 3D, explique Klein, « les instances municipales ou les gardiens du cimetière peuvent suivre à la trace des éléments comme la croissance végétale sur chaque pierre ou des dommages éventuels. Ou si un arbre tombe cet hiver et emporte 20 pierres tombales, avec ces modèles, ils pourront recréer des pierres identiques à 100 pourcents ».
Klein indique qu’une méthode similaire a récemment été utilisée dans un cimetière historique de Philadelphie. Les chercheurs ont scanné au laser des pierres tombales d’une zone de la marine des États-Unis et ont créé une base de données qui peut être consultée dans le cadre d’éventuelles réparations.
Cependant, les dommages environnementaux ne sont pas les seuls défis auxquels Klein est confrontée. Plus elle travaille sur ce projet, dit-elle, plus elle rencontre des problèmes éthiques qui n’ont pas été abordés de forme adéquate dans des projets archéologiques similaires.
L’ARCHÉOLOGIE DIGITALE ET LA DÉCOLONISATION
De plus en plus, le domaine de l’archéologie commence à confronter ses racines colonialistes. Les académiques se demandent à quoi devrait ressembler cette décolonisation—voire si elle est possible. Klein en est parfaitement consciente alors qu’elle s’efforce de préserver l’histoire de Burial Hill.
La plupart des personnes enterrées dans le cimetière sont des premiers colons anglais et des descendants blancs des Puritains arrivés par le navire Mayflower, lesquels par la suite ont été appelés les Pèlerins. Il s’agit là de certains des personnages les plus emblématiques de la tradition étatsunienne. En effet, ils ont en partie inspiré une fête bien-aimée : Thanksgiving ou l’Action de Grâce.
Selon l’histoire de Thanksgiving telle qu’elle a été réimaginée dans les années 1860 dans le but de créer un modèle d’unité alors que la guerre civile étatsunienne faisait rage, les Pèlerins prospères auraient invité quelques-uns de leurs amis autochtones à un festin pour célébrer une récolte abondante. Bien qu’il y ait effectivement eu un festin partagé en 1621, cette version aseptise fortement la violence commise par les colons contre les peuples autochtones de la région. Elle efface le fait que les communautés autochtones organisaient déjà des célébrations d’action de grâce et qu’elles ont enseigné aux Pèlerins à survivre. Aujourd’hui, une Journée Nationale de Deuil est tenue à Plymouth le jour de Thanksgiving pour rappeler le génocide et dénoncer l’oppression continue des peuples autochtones.
« J’ai grandi à Plymouth et on ne m’a jamais parlé de Thanksgiving. J’ai déménagé dans le Tennessee avant d’apprendre ce qu’était véritablement Thanksgiving », explique Klein. Aider les gens à comprendre cette histoire et à promouvoir les perspectives des autochtones et des autres personnes marginalisées constitue l’une des principales forces qui guident Klein dans sa quête d’une archéologie publique.
« Une grande partie de ce projet consiste à se poser la question suivante : Comment décoloniser ce projet qui est presque à 100 pourcents fait de colonisateurs ? », partage-t-elle. Bien que Klein n’ait pas de solution toute faite à cette grande question, celle-ci transparaît dans ses méthodes de recherche.
Lors de l’une des premières journées qu’elle a passées sur la colline avec son appareil photo, Klein a photographié deux sépultures moins documentées qui, selon elle, nécessitaient davantage d’attention. L’une était la pierre tombale de Charles B. Allen, un vétéran de la guerre de Sécession qui a combattu au sein du Fifth Massachusetts Colored Volunteer Cavalry, le seul régiment de cavalerie entièrement Noir du Massachusetts. L’autre est la tombe de Nancy Williams, une femme Noire qui travaillait comme domestique et qui est décédée à l’âge de 25 ans.
Bien que peu de choses aient été documentées sur ces personnes, Klein souhaite préserver leur histoire autant que possible. « Je ne peux pas me représenter ce qu’a été leur vie, et le fait de pouvoir répertorier leurs pierres tombales permet au moins de perpétuer leur mémoire et de continuer à prendre soin de leurs pierres », explique-t-elle.
« Il y a une citation selon laquelle on n’est pas oublié tant que quelqu’un prononce encore notre nom », rappelle Klein. En se consacrant à la numérisation des pierres tombales—les milliers de noms et d’histoires de Burial Hill—Klein veille à ce que ces vies ne soient pas oubliées.